Référence de cet article : Michel Potier Quartiers Nord Montgeron

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M. Renaud ARPIN 11 parc des Cascades 91230 MONTGERON

 À :

 Mme Sylvie CARILLON Maire de Montgeron 112bis av de la République 91230 MONTGERON

Montgeron, le mercredi 27 décembre 2017

Objet : Déplacement du Monument aux Morts

Madame le Maire,

Vous ne serez pas surprise qu’en ma modeste qualité d’historien local, je sois attentif au projet de rénovation de l’avenue de la République, dont vous avez raison de souligner qu’elle constitue, depuis les origines de notre commune, l’axe majeur de son urbanisation. Je ne peux que souscrire à votre vision d’une voie attractive et apaisée, où se marieraient, selon l’expression consacrée, l’urbanisme et l’urbanité. Du point de vue de la valorisation du patrimoine bâti, je me réjouis notamment qu’une réflexion ait été menée sur les façades et sur les éclairages, et que le projet concernant la maison Sellier permette enfin d’envisager la sauvegarde et la réhabilitation de ce bâtiment. Je suis très dubitatif, en revanche, quant à la nécessité de déplacer notre Monument aux Morts : son emplacement actuel, qui s’inscrit dans le contexte historique de son édification, résulte d’un choix mûrement réfléchi par son auteur et convient à la fonction civique et mémorielle que revêt cet édifice. Son nouvel emplacement n’offrirait pas de telles qualités. Quant aux avantages d’un jardin aménagé devant la grille de Rottembourg, ils me semblent insuffisants à compenser l’appauvrissement symbolique que représenterait le transfert du Monument hors de l’avenue principale.

Comme vous le savez, l’emplacement choisi en 1922 pour le Monument aux Morts coïncidait de la meilleure façon possible avec ce qui constituait alors le lieu central de notre commune. Le Monument était placé à côté de la mairie, alors installée au no 1 de la place de Rottembourg, et se rattachait ainsi au type d’implantation le plus fréquemment observé dans les communes françaises. Sa présence venait compléter l’ensemble des bâtiments communaux — mairie, écoles, église et fontaine publique — dont la concentration sur la place de Rottembourg faisait de cet espace, depuis le Second Empire, le centre administratif et symbolique de Montgeron. Sans doute la croissance de la ville et, par voie de conséquence, celle des services communaux avaient-elles rapidement rendu la mairie trop exiguë. Aux lendemains de la Grande Guerre, les édiles étaient conscients qu’il fallait installer l’hôtel de ville dans un bâtiment plus spacieux, mais n’en souhaitaient pas moins conserver au secteur de Rottembourg son caractère central. La plupart des projets alors conçus pour déplacer la mairie visaient ainsi à étoffer, à renforcer la centralité de la place et de ses abords immédiats. C’est ainsi qu’en février 1920, la Ville acheta les terrains situés en face du château de Rottembourg, là où s’élève aujourd’hui l’école Gatinot, les destinant à la construction d’un nouvel hôtel de ville. Parallèlement, le maire Charles Souchal caressait l’espoir que la commune pourrait acquérir le château de Rottembourg et y établir les bureaux municipaux. L’échec de ce second projet, au printemps 1921, conduisit à revenir au premier, qui avait encore la faveur des élus dans les années 1930 : un plan d’aménagement dressé en 1934 prévoit en effet la construction d’un nouvel hôtel de ville faisant face au Monument aux Morts et précédé d’un petit jardin dont l’allée semi-circulaire fait pendant à la forme exédrale du Monument. Si l’un de ces deux projets avait abouti, le Monument aux Morts se serait donc trouvé, très exactement, dans l’axe de la nouvelle mairie.  L’aspect qui nous paraît aujourd’hui le plus étrange dans la position du Monument — son implantation devant la grille de Rottembourg, masquant l’allée d’honneur du domaine — peut également s’expliquer par des données contextuelles. En effet, il ne faut pas oublier que le terrain où s’élève le Monument fut cédé à la commune en 1922 par le nouveau propriétaire de Rottembourg, le Britannique Stephen Scrope, qui venait de donner l’usufruit du domaine aux carmélites de Saint-Denis. Or l’une des aspirations essentielles des membres de l’ordre du Carmel, particulièrement depuis la réforme thérésienne — dont le carmel de Saint-Denis était l’une des émanations les plus austères —, consiste en la recherche d’une vie cachée, considérée comme une voie d’accès privilégiée vers la communion avec Dieu. Il est donc très plausible qu’en cédant cette bande de terrain à la commune en vue de l’érection du Monument, M. Scrope répondait aussi au vœu d’isolement des carmélites.  Certes, ni la mairie ni les écoles ne sont plus aujourd’hui sur la place de Rottembourg, qui a largement perdu son statut de place centrale. Le déplacement de l’hôtel de ville s’est finalement effectué en 1941, mais d’une façon complètement différente de celle qu’avaient envisagée les élus de l’entre-deux guerres. Quant aux carmélites, elles sont parties depuis bientôt trente ans. À bien des égards, l’emplacement du Monument aux Morts est donc désormais anachronique. Mais c’est précisément par de tels anachronismes que naissent le questionnement historique et la conscience du passé. Par ce qu’il a d’insolite dans son implantation, le Monument aux Morts nous pousse à nous interroger sur l’histoire de ce quartier et demeure une trace tangible de sa centralité passée. Tout comme l’église Saint-Jacques, il marque de façon visible l’une des étapes de ce fait majeur de notre histoire locale : le glissement du centre-ville depuis la place des Tilleuls vers le carrefour de Chalandray et le haut de l’agglomération, suivant l’axe de l’avenue principale. Déplacer le Monument rendrait cette histoire moins lisible et contribuerait à son effacement. L’avenue elle-même y perdrait une partie de sa signification.

Au-delà de ces données historiques, il importe aussi de considérer la dimension artistique de notre Monument — et cet aspect du sujet est étroitement lié à la question de son emplacement. Comme vous le savez, l’auteur du Monument n’est pas un artiste de second plan : Paul-Marcel Dammann comptait parmi les médailleurs les plus talentueux de son temps, comme en témoigne l’obtention, en 1908, du 1er Grand Prix de Rome dans cette spécialité. Le Monument qu’il a conçu pour Montgeron — la seule œuvre en ronde-bosse qu’il semble avoir laissée à la postérité — n’est pas un ouvrage banal que l’on pourrait facilement rattacher aux types les plus courants qui ornent les communes françaises : poilus, coqs ou croix de guerre, souvent fondus en série et commandés sur catalogues. Le motif de la Victoire ailée n’est certes pas unique, mais il est souvent traité dans le style académique des productions officielles de la IIIe République. En s’inspirant au contraire des modèles hérités de la Grèce antique, voire archaïque, l’auteur a nettement manifesté son indépendance d’esprit et a produit une œuvre réellement originale, dont Josèphe Jacquiot célébra plus tard l’équilibre et la beauté. Le hiératisme de la sculpture et la majesté de son encadrement architectural peuvent susciter des réactions diverses, mais leur qualité artistique est indéniable et contribue d’ailleurs à l’embellissement de l’avenue.  Enfant de Montgeron, mobilisé à l’été 1914 et incorporé dans le même régiment qu’un autre Montgeronnais, Henri Chauvet, qui fut tué lors de la Retraite de la Marne, Dammann s’est engagé de façon très personnelle dans la réalisation de ce Monument aux Morts. Aussi a-t-il porté une attention toute particulière à son emplacement, n’hésitant pas à faire connaître son opinion au conseil municipal et orientant le choix des élus d’une manière décisive. Pendant plusieurs mois, en effet, on avait hésité entre plusieurs possibilités : la place de Rottembourg, la place des Tilleuls, l’avenue de La Grange, le terrain acquis par la commune pour construire la nouvelle mairie, ainsi qu’une autre parcelle située à l’angle des actuelles rues de Mainville et Raymond Paumier, offerte dès 1920 par la comtesse d’Esclaibes d’Hust et sa sœur, la baronne de Fontenay. C’est cette parcelle d’angle que la municipalité avait retenue tout d’abord, mais, sans doute peu satisfaite par ce site relativement excentré, elle s’était finalement prononcée, en février 1922, pour le terrain faisant face au domaine de Rottembourg.

Pour sa part, Dammann accordait sa préférence à l’avenue de La Grange, dont l’harmonie classique aurait fourni au Monument un cadre particulièrement majestueux. Cette solution ne pouvait évidemment pas être adoptée par le conseil municipal : le Monument ainsi placé aurait rompu la perspective de l’avenue, enfreignant de façon flagrante les conditions particulières fixées lors de la vente de la Pelouse à la commune, le 21 janvier 1918. Dammann restait néanmoins attaché à cette vision idéale d’un Monument néo-antique dont l’habillage végétal se serait organisé lui aussi selon une symétrie classique.  Ne pouvant se satisfaire des choix opérés par l’équipe municipale, qui n’étaient que des pis-aller, il entreprit de son propre chef des démarches auprès de Stephen Scrope afin que ce dernier cédât à la Ville une partie de l’allée menant au château de Rottembourg. Ces démarches ayant abouti favorablement, Dammann présenta ce projet au conseil municipal qui, dans sa séance du 29 avril 1922, s’y rallia avec enthousiasme. Les élus parlèrent à ce sujet d’un « emplacement inespéré » et d’une « place publique merveilleusement située » : non seulement ce nouvel emplacement s’intégrait dans le centre administratif de la commune, mais il offrait en outre une configuration très comparable à celle que le sculpteur avait initialement envisagée. Parmi les dessins préparatoires signés de Dammann et dont les copies sont conservées aux Archives communales, un plan de situation et une vue en perspective soulignent avec évidence l’harmonieuse insertion de l’édifice dans le cadre finalement choisi. L’axe de symétrie du Monument coïncide en effet avec celui de l’allée centrale menant au château, si bien qu’en vue frontale, les alignements d’arbres forment deux masses végétales qui viennent équilibrer, en un rythme ternaire, la travée dorique surmontant la Victoire. L’emplacement actuel du Monument n’est donc pas un choix contingent, auquel un autre lieu pourrait commodément se substituer ; il résulte au contraire de la vision précise que s’en faisait son propre concepteur, guidé par la sûreté de son goût d’artiste.

Justifiée par l’histoire et par l’esthétique, l’implantation du Monument aux Morts l’était aussi par la fonction que l’édifice était censé remplir dans l’espace publique. J’entends bien que le nouvel emplacement qu’on lui réserve pourrait offrir un espace de recueillement — mais estce exactement ce que souhaitaient les Montgeronnais de 1922 ? Certes, un Monument aux Morts peut être conçu comme un lieu de recueillement, situé à l’écart des axes majeurs et des places les plus passantes, par exemple dans un jardin public ou même à l’intérieur du cimetière communal. Nombre de communes ont fait un tel choix après la Première Guerre mondiale. Elles sont cependant minoritaires — et Montgeron, c’est une évidence, n’en fait pas partie. Comme la majorité des communes de France, les élus montgeronnais ont décidé de placer ce Monument sur l’avenue principale, à deux pas de la mairie et de la place centrale, en l’un des points les plus fréquentés du territoire local. Comme dans la plupart des communes, le critère le plus essentiel fut ici celui de la visibilité, difficilement dissociable de la fonction mémorielle.  Comme vous le savez, il existe déjà dans notre commune deux lieux de recueillement consacrés aux morts de la Grande Guerre. À l’intérieur de l’église Saint-Jacques, deux plaques commémoratives disposées de part et d’autre de l’entrée du chœur portent les noms des Montgeronnais morts pour la France. Dans le cimetière communal, le carré militaire ne comporte pas seulement les tombes individuelles de seize Montgeronnais tombés au champ d’honneur, mais aussi le monument offert en 1923 par la section locale du Souvenir français. Dédié à l’ensemble des soldats morts pour la France, ce monument est régulièrement fleuri par les associations d’anciens combattants et par la municipalité. Le Monument aux Morts assume également cette fonction funéraire, mais sa signification est plus complexe et plus riche, comme le suggèrent les deux couronnes de lauriers que la Victoire tient dans ses mains : si l’une, abaissée vers les noms gravés dans la pierre, paraît les couronner en un hommage funèbre, l’autre, portée plus en hauteur, évoque, selon les mots de Josèphe Jacquiot, la « glorification invisible, promise à ces héros dans l’Éternité ».  Cet héroïsme est précisément ce qui justifie la place visible, marquante, de notre Monument dans l’espace communal. Reconnaître cet héroïsme et l’honorer ne participe nullement d’une vision positive de la guerre en elle-même, ni d’une célébration fanatique de la victoire. La gravité de l’allégorie sculptée par Dammann invite au contraire à méditer sur le coût tragique de toute guerre et sur l’ampleur des sacrifices consentis par nos anciens. La longue liste de ces hommes dont les noms nous sont encore familiers, ainsi que l’inscription centrale, unissant dans un même souffle notre commune et la nation, nous éclairent surtout sur la nature de cet héroïsme et sur le sens de ce sacrifice. Car au-delà de sa fonction funéraire et de sa coloration patriotique, tout Monument aux Morts est avant tout une expression éminente du civisme républicain. Ce n’est pas tant la France ni la victoire qu’il honore, mais surtout les hommes qui ont accompli leur devoir de citoyen jusqu’à donner leur vie, rappelant ainsi que la République mérite que l’on meure pour elle. Dès lors, n’est-il pas légitime que l’hommage élevé à ces hommes demeure à la place d’honneur, sur l’avenue la plus fréquentée de Montgeron, là où passent quotidiennement des écoliers, des collégiens et des lycéens ? Si le Monument fut placé à cet endroit visible de tous, c’est bien pour que la mémoire des morts et les leçons de leur sacrifice restent vivantes dans l’esprit des générations ultérieures. 

Il est évident que dans le nouvel emplacement qui lui est destiné, le Monument ne bénéficiera pas de la même visibilité. Ce choix marque donc une rupture profonde avec les intentions de ses initiateurs, qui n’aurait de sens que si l’édifice était mieux mis en valeur dans sa nouvelle situation. Or je ne vois rien de satisfaisant non plus de ce point de vue. Tel qu’il se présente aujourd’hui, l’espace disponible entre l’église et le presbytère présente une largeur et une profondeur sensiblement comparables à celles du terrain que le Monument occupe actuellement. Le gain de place paraît donc à peu près nul. Accroîtrait-on la profondeur de ce nouveau terrain que l’effet n’en serait que plus malheureux, le Monument se trouvant encore moins visible depuis la voie publique.  J’ignore jusqu’à quel point il faut tenir compte des images présentées dans l’exposition qui se tient actuellement dans le hall de l’hôtel de ville. Sur celle qui montre le Monument dans son nouveau cadre, l’édifice paraît faire face au tournant que dessine la rue du Presbytère dans sa jonction avec la place de Rottembourg. Si cette vision correspond réellement au projet, celuici constitue un complet contresens du point de vue stylistique. Dammann, qui a conçu un édifice néo-classique, symétrique et régulé par des lignes orthogonales, entendait en effet l’intégrer dans un environnement régi par la même esthétique — d’où la préférence accordée à l’avenue de La Grange, puis le choix porté sur l’allée de Rottembourg. Ici, au contraire, je vois un Monument placé de biais, tant par rapport à la rue du Presbytère que relativement à l’église Saint-Jacques et à la place de Rottembourg. La cohérence formelle entre l’édifice et son cadre urbain serait ainsi rompue.  Sur son site actuel, le Monument se trouve relativement séparé des bâtiments les plus proches, et ceux-ci — qu’il s’agisse de l’ancienne mairie ou du no 53 de l’avenue de la République — ne sont que des maisons de modeste envergure. Ces dernières présentent en outre des masses assez comparables, si bien que leur disposition équilibrée, de part et d’autre du Monument, renforce l’impression générale de symétrie. En choisissant cette implantation, Dammann et les élus de l’époque ont assuré la mise en valeur du Monument, tout en évitant soigneusement d’en confronter les dimensions, somme toutes modérées, avec l’espace plus imposant de la place de Rottembourg comme avec la hauteur du clocher de Saint-Jacques. Dans la configuration nouvellement prévue, le Monument se trouverait au contraire dans le voisinage immédiat de l’église, dont la masse offre des proportions très supérieures. Ainsi dominé par l’édifice principal du quartier, notre Monument aux Morts apparaîtrait, visuellement, comme un élément secondaire et s’en trouverait nettement dévalorisé. La juxtaposition de l’église, du Monument et du presbytère formerait une séquence disparate, combinant des éléments sans rapports de formes ni de proportions, dans un esprit bien éloigné de l’harmonie voulue par Dammann.

L’ouverture de la perspective sur l’allée du château de Rottembourg est l’un des principaux arguments avancés pour motiver le déplacement du Monument aux Morts. Vous connaissez mon attachement au domaine de Rottembourg et l’enthousiasme avec lequel je le fais régulièrement découvrir à nos concitoyens. Pour autant, dégager la vue sur son allée d’honneur ne me paraît pas essentiel. D’abord, parce que depuis l’installation des carmélites, cette allée n’aboutit plus à la façade d’apparat du XIXe siècle, mais aux bâtiments assez quelconques que les religieuses ont fait élever devant cette façade afin d’y aménager un cloître. Ensuite, parce que les éléments les plus remarquables du domaine — la façade sur jardin et le parc lui-même — demeurent, de toutes façons, invisibles depuis l’extérieur. L’avantage esthétique qu’offrirait un point de vue ouvert sur l’allée me paraît donc assez limité, et impropre à justifier une opération aussi lourde, techniquement et financièrement, que le déplacement du Monument.  Gageons par ailleurs qu’en 1922, l’auteur du Monument, les élus montgeronnais et le propriétaire de Rottembourg n’étaient pas moins conscients que nous de ce qu’il pouvait y avoir d’incongru à placer l’édifice de manière à boucher la perspective de l’allée. Dans tout ce qui précède, je me suis efforcé de montrer quelles raisons les ont néanmoins conduits à le faire et à penser que ce désagrément représentait peu de chose en regard de l’hommage dû à nos morts. Aux conseillers municipaux, reconnaissants du sacrifice qu’il faisait d’une partie de sa belle allée, Stephen Scrope répondit que son geste « était fait simplement en l’honneur des soldats de Montgeron ». Ne pouvons-nous aujourd’hui, tout aussi simplement, respecter sa décision ?  Dans la perspective générale du réaménagement de l’avenue, qu’apporterait enfin le déplacement du Monument ? Sans doute serait-il agréable de disposer à cet endroit d’une petite place reposante et conviviale. Mais la recherche d’un tel agrément paraît bien futile en regard des valeurs que célèbre notre Monument. Si l’on veut conforter l’avenue de la République dans sa fonction d’axe historique, pourquoi vouloir en ôter cet ornement qui conjugue la qualité d’une œuvre d’art, la force d’un lieu de mémoire et les vertus civiques d’un symbole républicain ? J’y vois une considérable perte de sens, qui est au fond la vraie question que soulève ce déplacement.  Car enfin, que signifie le transfert de ce Monument, ou, plus exactement, sa relégation, depuis l’avenue principale de la ville, vers un site en retrait, moins fréquenté et moins valorisant ? Parce qu’il est chargé d’histoire, de mémoire et d’émotion, un Monument aux Morts n’est pas un objet neutre. Son déplacement, qu’on le veuille ou non, n’est pas non plus un acte insignifiant. À l’heure où, de surcroît, toute décision publique est interprétée, souvent sur interprétée, comme un geste chargé de sens, comment comprendra-t-on ce passage de l’ostensible au discret ? Dans le glissement de ce lieu de mémoire vers une position plus effacée, comment ne pas voir la première étape d’un glissement vers l’oubli ? Comment ne pas s’inquiéter si l’on considère alors tout ce qui risque de s’affaiblir, entraîné dans cet éloignement : le souvenir de nos morts et de la victoire qu’ils ont si chèrement acquise, la solidarité mémorielle qui unit le temps présent à notre passé, le lien moral entre la nation et notre communauté locale, enfin notre sentiment républicain lui-même.

À la fin du chapitre qu’il consacra aux Monuments aux Morts dans le maître-ouvrage de Pierre Nora sur les Lieux de mémoire, Antoine Prost notait déjà, en 1984, une certaine désaffection pour ces édifices, images pourtant longtemps vivantes d’une « religion civile » où « le citoyen se célèbre lui-même ». Il voyait dans ce déclin le symptôme d’une République doutant d’elle-même, dont les valeurs et les vertus ne sont plus l’objet d’une réelle ferveur dans le cœur des Français. Il craignait que la République ne devienne « un régime désenchanté, où le contrat social s’efface devant les nécessités fonctionnelles », en un mot « une République morte, c’est-à-dire une République pour laquelle on ne meurt plus ». Il y a trente ans, de tels propos pouvaient paraître exagérément pessimistes ; qui oserait en contester aujourd’hui la lucidité ?  Des conclusions tout aussi préoccupantes furent formulées il y a dix ans par la commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques, présidée par André Kaspi. Dans le rapport qu’elle rendit en 2008 à Jean-Marie Bockel, alors secrétaire d’État à la Défense et aux Anciens Combattants, la commission constatait que des journées commémoratives telles que le 11 novembre ne parviennent plus à rassembler la nation autour de valeurs communes. D’abord parce que le triomphe de la « civilisation des loisirs » tend à faire disparaître la signification historique de ces journées, que bon nombre de Français assimilent uniquement à un jour de repos et de distraction. Ensuite parce que la présence croissante de diverses communautés issues de l’immigration favorise les attitudes indifférentes, voire hostiles, à ce qui constitue la mémoire et l’identité françaises. Observant que ces communautés sont autant de groupes de pression exigeant la reconnaissance de leur mémoire particulière, la commission Kaspi dénonçait clairement le risque que la France perde « son unité spirituelle pour devenir un agrégat, plus ou moins lâche, de compassions ».  C’est bien cette unité spirituelle de la France que proclame, à sa modeste échelle, la présence de notre Monument en bordure de l’axe historique de la commune. Certes, le déplacer de quelques dizaines de mètres n’aura qu’une incidence dérisoire sur le destin de la République — et ne menacera pas non plus, j’en conviens, notre démocratie locale. Lui faire quitter sa position privilégiée, le dérober au regard quotidien d’un grand nombre de nos concitoyens, n’en irait pas moins, symboliquement, dans le sens de cette indifférence et de ce désenchantement par lesquels notre République est en train de perdre son âme.

Vous remerciant par avance de l’attention que vous porterez à ces arguments, et convaincu de votre profond attachement aux valeurs et aux symboles de la République, je vous prie d’agréer, Madame le Maire, l’expression de ma respectueuse considération.

         Renaud Arpin

Copies à :  – M. François Durovray, Président du conseil départemental de l’Essonne, Premier adjoint au Maire en charge des finances et de la commande publique ;  – M. Franck Leroy, adjoint au Maire en charge de la culture, du patrimoine, de la vie associative et des jumelages ;  – M. Christian Corbin, adjoint au Maire en charge de l’aménagement ;  – M. René Vanvynckt, Président des Anciens Combattants et Mobilisés de Montgeron ;  – Mme Élisabeth Bazin, Présidente de la Société d’Histoire Locale de Montgeron.

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